Entretien avec Mathilde Imer, publié initialement sur Colibris Le Mag
Propos recueillis par Vincent Tardieu / Colibris

En octobre dernier, l’Université des colibris lançait un MOOC sur la démocratie. Pendant plus d'un mois, vous avez été près de 6000 citoyennes et citoyens à participer à l’aventure pour mieux comprendre le fonctionnement nos institutions, explorer ensemble la fabrique de la loi, et réfléchir à la place des citoyens dans tout cet ensemble, à une période où l’urgence écologique appelle des changements profonds.

Mathilde Imer, coprésidente de Démocratie faisait partie des intervenants du MOOC. Interview.

 

Jeudi 25 avril, à l’issue du Grand Débat, Emmanuel Macron a annoncé vouloir réformer le Conseil économique, social et environnemental (CESE), qui deviendrait un « Conseil de la participation citoyenne », avec l'intégration de 150 citoyens tirés au sort (dès le mois de juin), afin de « représenter la société civile à côté des grandes forces vives économique, sociale et associative qui y sont ». Ce Conseil tiendra « une convention qui aura comme première mission de redessiner toutes les mesures concrètes d’aide aux citoyens sur la transition climatique dans le domaine des transport, de la rénovation des logements, de définir si besoin était d’autres mesures incitatives ou contraignantes, mais aussi des ressources supplémentaires. (…) Ce qui sortira de cette convention, je m’y engage, sera soumis sans filtre soit au vote du Parlement, soit à référendum, ou à application réglementaire directe. »

Cette proposition  ressemble à celle d’une assemblée délibérative formulée depuis quelques semaines par un collectif de « Gilets citoyens » initié par Démocratie Ouverte. Collectif composé d'élus locaux comme Carole Delga, présidente de la Région Occitanie, de Cyril Dion, co-réalisateur du film Demain et ancien directeur de Colibris, mais aussi de la figure des « gilets jaunes » Priscillia Ludosky, de l’économiste Laurence Tubiana, négociatrice de la COP21, des chercheurs en science politique Loïc Blondiaux et Dimitri Courant, de la comédienne Marion Cotillard ou encore du philosophe Dominique Bourg et de l’auteur du “Coup d’Etat citoyen” Romain Slitine. 

Mathilde Imer, coprésidente de Démocratie Ouverte, revient sur leur proposition d’assemblée citoyenne, qui rejoint les aspirations de Colibris en matière de démocratie. Elle déplore par ailleurs, comme de nombreux réseaux écologistes, le manque d'annonces fortes et concrètes par le président Macron pour répondre aux enjeux des crises climatiques et écologiques. Séquence gril…

 

– Quels sont les objectifs et les périmètres de l’assemblée que votre collectif propose, et comment souhaitez-vous qu’elle fonctionne ? Notre proposition est de créer une assemblée de 100 à 400 citoyens tirés au sort pour délibérer sur un certain nombre de sujets d’après nous essentiels : la transition écologique, mais également le RIC (référendum d’initiative citoyenne) délibératif, et la justice fiscale. Chaque session de délibération pourrait avoir lieu une à deux fois par mois, en weekend dans le cas où nous ne serions pas en mesure de rétribuer les participants, afin de permettre à celles et ceux qui travaillent de siéger. Mais avec un défraiement (transport et logement) pour que l’accès à cette assemblée ne soit pas un frein pour certains. D’après nous, chaque sujet traité nécessitera au moins trois sessions.

À ce stade, cette assemblée citoyenne [dont on lira, en encadré, le fonctionnement possible] est un outil à tester. Nous ne proposons pas un plan à cinq ans mais plutôt d’entrer dans une expérimentation démocratique avec un outil qui a fait ses preuves ailleurs, comme en Irlande. Afin de démontrer s’il fonctionne ou s’il faut l’améliorer, pour traiter de sujets sur lesquels il existe de profonds désaccords. Ainsi, à ce stade, cette assemblée a vocation à être éphémère, limitée au périmètre des sujets à traiter. Rien n’empêche par la suite, si nous avons fait la preuve de son utilité, que d’autres assemblées citoyennes émergent, sur de nouveaux sujets. En cas de succès, nous pouvons faire le pari que ce type d’assemblée sera intégrée aux dispositifs institutionnels, dans une future réforme constitutionnelle, et alors se pérenniser.

Le RIC (référendum d'initiative citoyenne) est une des revendications principales des Gilets jaunes. Ici, Place de l'Etoile à Paris, le 12 janvier 2019 (crédit : Olivier Ortelpa, CC-BY-SA 2.0)

Mais ne mettons pas la charrue avant les bœufs : faisons de cette première assemblée un espace de test démocratique en vraie grandeur, faisons la preuve que cela marche en matière de qualité de délibération et qu'elle a un impact réel pour la vie des gens à travers des changements dans la loi et les règlements ! Et je crois que le fait que cette proposition soit portée par un collectif rassemblant une sacrée diversité de courants et de personnalités, qui vont de Carole Delga à Priscillia Ludosky, en passant par Cyril Dion, raconte quelque chose de fort sur ce besoin de démocratie réelle en France, que l’on pourra difficilement ignorer.

 

Assemblée citoyenne, mode d'emploi

Dimitri Courant,  chercheur en science politique à l’Université de Lausanne et à l’Université Paris 8, qui a étudié les assemblées citoyennes irlandaises, le Grand Débat National français ainsi que divers dispositifs délibératifs en Europe, nous décrit les principales phases de fonctionnement de ces assemblées. « Une assemblée citoyenne est composée d’une centaine de citoyens ordinaires tirés au sort, constituant un échantillon diversifié de la population en terme de caractéristiques sociodémographiques. Il se retrouve parfois un weekend, mais le plus souvent plusieurs, en général une fois par mois, pour délibérer sur un enjeu politique (comme le système électoral, des articles de la constitution, etc). Les citoyens auditionnent des experts et des groupes d’intérêt aux vues opposés afin de peser le pour et le contre. Ils délibèrent ensuite en petits groupes pour choisir les questions à poser et les points à approfondir, assistés par des facilitateurs professionnels qui s’assurent que la parole circule de façon respectueuse. Puis, ils mettent en commun le fruit de leurs délibérations lors de séances plénières. À la fin du processus, l’assemblée citoyenne vote et produit des recommandations qui sont transmises au parlement ou soumises à référendum. Ce format délibératif a vu le jour en Colombie-Britannique en 2004 avant de se diffuser, notamment en Ontario, aux Pays-Bas, en Islande et en Irlande. Il a cependant des limites et a rarement produit de changements politiques significatifs, ce qui soulève la question des risques d’instrumentalisation de ces assemblées à des fins de communication politiciennes et de "démocratie-washing". »

– Le périmètre des assemblées citoyennes que vous proposez ne sera donc pas de créer ou voter des lois, ni de mettre en œuvre de nouveaux règlements. Ces tâches demeureront les prérogatives de l’Assemblée Nationale et du gouvernement. Du coup, on peut se demander si votre assemblée n’est pas un CESE (Conseil économique, social et environnemental) bis, purement consultatif avant sa réforme annoncée par le président Macron…? Cette assemblée citoyenne n’a pas grand chose à voir avec le CESE actuel. Ne serait-ce que parce que le CESE n’est pas tiré au sort, il vise d’avantage à réunir les représentants des corps intermédiaires (organisations professionnelles, syndicales, associations, etc.) qu’à représenter toute la société française. En outre, si le gouvernement joue le jeu du cadre posé par ces assemblées citoyennes, les propositions qui en sortiront pourront donner lieu à de véritables projets de loi et des règlements.

Au-delà, il y a clairement une tension entre la volonté de plus en plus de citoyens de s’impliquer dans les affaires de la cité, dans l’élaboration des lois et des règlements pour reprendre en main leur destin, et les institutions représentatives. Je ne fais pas partie de ceux qui pensent que l’Assemblée Nationale n’a plus de place ou de rôle à jouer, que les élus doivent rentrer chez eux, et que la seule démocratie qui vaille est la démocratie directe… Pour autant, il y a des évolutions fortes à apporter aux institutions démocratiques actuelles. Et surtout de nouveaux équilibres et interactions à trouver entre ces trois formes de démocratie, délibérative, directe et représentative. Nous réfléchissons dans le collectif des Gilets citoyens à l’intérêt d’intégrer une part – un tiers ? – d’élus, de toutes tendances, dans cette assemblée délibérative. Cela pourrait dépendre des sujets mis en débat, qui demandent des éclairages politiques, institutionnels, ou pas.

Assemblée citoyenne irlandaise, le 5 novembre 2017 (crédit : ©Dimitri Courant)

– Emmanuel Macron vient d’annoncer la transformation du Conseil économique, social et environnemental (CESE) en un « Conseil de la participation citoyenne », avec l'intégration de 150 citoyens tirés au sort, qui pourrait faire des propositions soumises au Parlement ou à référendum : est-ce bien le même projet ? Il semble qu'il reprenne notre proposition, et nous nous réjouissons de l'introduction de la délibération de citoyens tirés au sort dans notre système démocratique. Mais nous savons que le diable se cache souvent dans les détails... C'est pourquoi nous demandons au gouvernement de préciser rapidement les modalités de cette convention citoyenne sur l'écologie, pour pouvoir soutenir pleinement la démarche. À cet effet, nous venons de l'inviter, ainsi que le CESE, à se rendre en début de semaine prochaine aux Halles Civiques de Belleville pour évoquer les conditions de mise en œuvre de cette assemblée citoyenne, à l’occasion d’un échange public. Car il est essentiel de vérifier que les cinq lignes rouges méthodologiques que nous avons posées pour notre projet d'Assemblée citoyenne ne seront pas franchies, au risque de ruiner la légitimité, la qualité et l’utilité des conclusions de cette démarche de délibération citoyenne. 

Par ailleurs, sur les reste des annonces faites par le Président de la République, nous déplorons l'absence de mesures fortes et concrètes à la hauteur des urgences climatiques et écologiques. Comme nous l’avions précisé, l’assemblée citoyenne doit permettre de dépasser les clivages sur des mesures qui ne font pas l’unanimité et qui sont pourtant essentielles : taxe carbone, réduction massive des pesticides, déploiement des éoliennes... Mais beaucoup d’autres font déjà consensus et méritent une action immédiate et déterminée. Là, on n'a rien entendu de concret...

 

– Quelles sont ces 5 lignes rouges méthodologiques qui garantissent à vos yeux la cohérence et l'intérêt de cette délibération citoyenne ?

La première est que le tirage au sort des citoyens participant à cette assemblée soit effectué selon la méthode de quotas [utilisée notamment pour les sondages d’opinion], permettant d’avoir une assez bonne représentativité de la société française. Et que ces listes s’élaborent à partir des abonnés téléphoniques, et non des inscrits sur les listes électorales, pour toucher tous ceux qui n’y sont plus inscrits.

La deuxième ligne rouge est de prendre le juste temps – au moins deux mois – pour composer ce panel citoyen, car il y aura probablement des personnes tirées au sort qui déclineront cette invitation à siéger. Et il faudra aller rechercher d’autres personnes ayant le même profil afin de garantir à cette assemblée la meilleure représentativité possible. C’est clairement ce qui a manqué dans des conférences régionales (CCR) du Grand Débat. Un temps suffisant doit s’appliquer aussi aux phases de délibération, que nous estimons à ce stade d’environ trois weekend minimum par sujet.

La troisième ligne rouge est l’absence d’interférence gouvernementale dans le choix des sujets mis en débat par cette assemblée, dans sa composition ou le choix des garants, dans celui des experts qui interviendront, ou encore dans le mode d’animation.

La quatrième ligne rouge est que toutes les délibération de cette assemblée soient ouvertes et transparentes, autrement dit qu’elles puissent être régulièrement relayées par les média. Cela nous paraît essentiel afin d’éviter que les débats soient confisqués par 300 citoyens qui délibèrent entre eux.

La dernière ligne rouge que nous avons émise est que le gouvernement s’engage par avance, et en amont des échanges de cette assemblée, à suivre ses recommandations. C’est-à-dire à respecter son choix de soumettre au référendum ou de transmettre à l’Assemblée Nationale les propositions ou projets de lois auxquels elle aboutit.

Irlande : près de dix ans d'expérimentation démocratique Des assemblée délibératives, composées de citoyens tirés au sort, ont déjà été expérimentées en Irlande : Dimitri Courant nous retrace succinctement les enseignements que l’on peut en tirer en matière d’exercice améliorée de la démocratie : « Si les mini-publics délibératifs constitués de citoyens tirés au sort se développent partout dans le monde depuis les années 1970, l’Irlande en constitue la pointe avancée. Ce pays a connu trois assemblées citoyennes successives. En 2011, la première dite “pilote”, initiée par des acteurs de la société civile sans soutien étatique, a réuni 99 citoyens durant un weekend pour traiter des enjeux du système représentatif et des arbitrages entre recettes et dépenses publiques. Sans grande portée médiatique mais ayant fait la preuve de son efficacité, le dispositif inspire la coalition gouvernementale fraîchement arrivée au pouvoir qui met en place une Convention constitutionnelle de 66 citoyens et de 33 élus, laquelle propose notamment la légalisation du mariage pour tous, approuvée par référendum en 2015. Enfin, de 2016 à 2018 une Assemblée Citoyenne de 99 citoyens tirés au sort délibère sur cinq enjeux : le vieillissement de la population, le réchauffement climatique, les référendums, les parlements et le droit à l’avortement. Ce dernier est légalisé par référendum en mai 2018. Cependant, l’agenda de ces dispositifs était contrôlé par le gouvernement qui a évité de soumettre aux délibérations des questions économiques, comme celle de distribution des richesses ou celle du dumping fiscal de l’île. »

 

"Yes, à 66% !" Annonce des résultats du référendum sur le droit à l’avortement, Dublin Castle, Irlande, 25 mai 2018 (crédit : Katenolan1979, CC-BY-SA 4.0) 

– Si ces lignes rouges ne sont pas acceptées ou respectées, que se passe-t-il ?

Dans ce cas nous ne soutiendrons pas la convention citoyenne du gouvernement, dans le cadre qu'il propose. Nous préférons mettre en œuvre cette assemblée citoyenne de notre côté.

– Les propositions émanant d’une assemblée composée de citoyens peuvent-elles être plus facilement acceptées par le reste de la population que des lois ou les décisions d’un gouvernement, en particulier sur des sujets controversés ? Je le crois, à deux conditions. Premièrement, que la composition de cette assemblée reflète au mieux la population française, sa sociologie, ce qui n’est pas le cas des institutions représentatives ou des partis politiques. Deuxièmement, que ses travaux soient bien relayés par les médias, ce qui permettra à de nombreux autres citoyens de s’approprier ces débats.

– Le rôle des médias est certainement très important. Celui du reste des citoyens aussi, afin qu’ils puissent s’emparer de ces débats, les alimenter, y contribuer d’une façon ou d’une autre, expérimenter localement des solutions proposées. Mais cela suppose des dispositifs d’animation pensés en amont. Cela peut être le cas en s’appuyant sur divers réseaux locaux d’éducation populaire, des mouvements associatifs, mais aussi des élus et des collectifs qui s’impliquent pour faire vivre la démocratie localement. Qu’en penses-tu ? Oui, je partage ton souci de faire vivre et essaimer ces débats de l’assemblée délibérative dans les territoires. Et je me dis que là encore la médiatisation favorisera l’appropriation de ces débats sous diverses formes et d’une façon naturelle par les citoyens eux-mêmes et des collectifs locaux. Il y a fort à parier que la médiatisation créera une mobilisation dans les territoires. Voire la création d’assemblées délibératives dans certains départements ou régions. Il y a d’ailleurs déjà eu diverses initiatives de démocratie contributive dans les territoires, on ne part pas de zéro.

Après, les moyens de notre collectif sont limités et à ce stade, nous n’avons pas réfléchi à cette dimension d’essaimage locale effectivement importante. On initie une dynamique citoyenne, mais nous n’en sommes pas propriétaires. Toutes les bonnes volontés et les relais locaux seront précieux. Et si un réseau comme Colibris, ou d’autres, veut y contribuer, ce serait formidable !

Publié le 27.05.2019